Année: 2002
Album: Donna – Les Musiques Sacrées de Saint Aygulf [2002]
Auteur: Olivier Larvor
Résumé : où l’on apprend que je n’ai pas cassé la gueule de mon colocataire.
J’ai passé la quasi-totalité de mes études supérieures en compagnie du même colocataire : Samuel.
De 1995 à 2000.
Mes parents connaissaient ses parents.
Ca s’était fait comme ça.
Fils de prof, tout comme moi.
Mais lui supportait bien mieux la caricature.
Brillant, extrêmement cultivé, il était passionné de littérature et de musique classique.
Une caricature donc à ceci près qu’il était sacrément bien gaulé.
Une beauté grecque.
Des yeux bleu azur, des bouclettes, une barbe naissante lui donnaient une prestance unique que son jeune âge lui aurait normalement interdite.
Les têtes se tournaient sur son passage.
Des nunuches qui n’osaient pas l’aborder.
Des timbrés aussi.
Mais ces derniers étaient bien plus entreprenants, stoppant leur voiture à sa hauteur pour lui proposer une fellation.
Samuel allongeait le pas sans répondre.
Effrayé.
Une vraie lopette, putain.
Fils de prof quoi.
Je me souviens aussi de cette fille qui faisait du porte à porte, remplissant des enquêtes et du coup, se gelait les fesses.
On l’avait fait rentrer pour lui offrir un café.
J’sais pas, on n’avait pas vraiment réfléchi.
Elle ne l’avait pas lâché des yeux, le beau Samuel.
Les bouclettes et la barbe naissante, tout ça.
Elle avait dit : “Tu n’as jamais pensé à faire du mannequinat ?”.
Pour Samuel, elle aurait tout aussi bien dire : “Tu n’as jamais pensé à faire du porno ?”
Dès que la porte s’est refermée sur elle, on avait explosé de rire.
C’est certain, elle nous a entendus se poiler lâchement.
La bêtise tout autour et nous dedans.
Bref, on a partagé le même appartement sur Lyon, dans le 7ème arrondissement, durant cinq années.
Le plus invraisemblable est que nous ne nous sommes jamais querellés.
Pas une seule engueulade.
Un truc inimaginable tenant du miracle.
Moi, pourtant au sommet de mon individualisme narcissique et exclusif, je ne tolérais personne.
Mais alors personne.
Disons, personne à part Fred.
Et encore.
Dès fois j’te jure que…
Comment avons-nous pu tenir si longtemps sans nous foutre sur la gueule ?
Allez savoir.
Je voudrais me persuader que nos deux caractères se complétaient et que nous avions trouvé une saine harmonie dans notre cohabitation.
Conneries !
Je l’aimais.
Je l’aimais comme tous les autres.
Et comme une midinette, je lui faisais les yeux doux, évitant toute provocation sur sa personne.
Vas-y que je le cajole et lui tapote gentiment l’épaule.
T’en fais pas chouquet.
Car on ne pouvait qu’aimer Samuel.
Il rassemblait toutes les qualités humaines intrinsèques aux êtres d’exception.
Quelqu’un de rare.
Sans doute pour cela que je n’ai aucune nouvelle de lui depuis des années.
Je m’en fous d’abord.
Pourtant, il y en avait une qui ne semblait plus s’émouvoir des attributs de Samuel : sa petite amie.
Une dingue.
Et le comble de l’absurde, je lui avais tapé dans l’œil je ne sais trop comment.
Sa petite amie.
Asiatique.
La dingue.
Elle disait que lorsque je revêtais mes lunettes, “cela me faisait le regard doux”.
Elle voulait sans doute camper une atmosphère trouble et sophistiquée en débitant la tirade de Marilyn Monroe dans “Some Like It Hot” alors que l’on s’apprêtait à faire cuire les pâtes sur la gazinière cabossée, un débris s’intégrant parfaitement dans la cuisine aux murs couleur jaune pisse, cette même peinture qui s’émiettait, tombant en grappes sur la nappe brulée et les chaises branlantes.
Une dingue.
Et lorsqu’elle me confia qu’elle voulait quitter Samuel.
Le quitter pour moi !
J’en suis resté sur le cul.
Une dingue.
Jamais à court d’idées, je lui avais proposé de baiser au plus vite, juste pour voir.
Vite fait quoi.
Allez quoi.
Allez ! Allez ! Allez !
Ouais, putain !
Elle avait hésité, puis finalement, avait préféré éviter pour “préserver notre belle amitié avec Samuel”.
La bêtise, hein ?
Avec le recul, bien lui en avait pris, la dingue.
Cet album, Saint-Aygulf, on ne l’aurait jamais enregistré sinon.
Un chef-d’oeuvre !
Mais laissez-moi vous dire autre chose.
C’était l’époque où le Label Constellation était le Label que tu balançais à la gueule des trouducs’ mainstreams, ignares et étrangers à cette technique lumineuse qu’est le Name Dropping.
Constellation donc.
Apprécié par une poignée d’avertis.
On en faisait partie.
Le leader d’un courant musical révolutionnaire : le Post-Rock !
Le Post-Rock.
Ce bouleversement musical futuriste – les soucoupes volantes et les androïdes en moins – et casse-couilles qui a fait pssschittt en moins de deux.
Aujourd’hui, t’as qu’à voir, essaye de dire à un groupe qu’ils font du Post Rock.
Ils t’éclateront la tronche, quelque chose de bien et tu l’auras bien cherché d’ailleurs.
Tellement c’est naze.
Tellement c’est has been.
Avec les inserts type radio voice, landing on the moon, les grésillements, les bips bips, la guitare son clair et reverb au taquet…
Pis le artwork des pochettes tellement cliché.
Noir et blanc.
Une grue perdue sur une dune.
Un bout de ferraille rouillée.
Une pierre.
Une cacahouette.
Ca se voulait profond.
Merde, la honte, ouais.
Mais quand ça a commencé, je peux vous l’assurer : on en avait chialé avec Fred.
Pour de vrai, ouais.
On avait téléchargé sur Napster ”13 Angels Standing Guard ’round the Side of Your Bed” de A Silver Mount Zion.
Et on en avait chialé.
Pendant des mois.
Et puis GYBE.
Et puis tous les autres paumés.
Et ce qu’on en retenait de tout ça : les violons.
Les couches de violons.
Et juste après, il y a eu Sylvain Chauveau.
Pas du post-rock, du neo-classique.
Nuance.
Enfin, qu’est-ce j’en sais moi.
“Nocturne Impalpable”.
Titre pourri- minable.
Mais bon, pareil : les violons.
On croyait tenir les clefs du BEAU.
Fallait tout asperger à grands coups de violon.
Imparable.
Devinez donc qui savait jouer du crin-crin ?
Vous me voyez venir ?
Samuel évidemment.
Je savais ce qui nous restait à faire.
Oh oui, je savais !
En 2002, Fred était ingénieur sur Paris et moi, ouvrier sur l’Irlande.
Quant à Samuel, fonctionnaire en devenir préparant son agrégation sur le Sud de la France.
Il logeait seul dans la maison de sa grand-mère dans le village de Saint-Aygulf, à une dizaine de kilomètres de Saint-Tropez .
A 200 mètres de la mer quoi.
Le salaud.
Le genre de propriété que tu ne pourras jamais te payer maintenant, même si t’étais virtuose en boursicotage frauduleux.
J’ai appelé Samuel pour lui dire que ce serait sympa de sa part s’il pouvait nous loger et nous consacrer la majorité de son temps pour nos enregistrements.
Il a évidemment accepté.
Sympa le Samuel.
Les choses dont je me souviens :
– le voyage en voiture avec Fred, Sylvain Chauveau à fond dans l’autoradio et nous chantant par dessus avec des paroles de nos anciennes compositions.
Très rock’n’roll.
– A peine arrivés, Samuel nous informant qu’il s’était fait cambriolé trois jours auparavant. Et que lorsqu’il avait découvert l’effraction, il s’etait précipité dans la cuisine pour se saisir d’un couteau et s’est mis à hurler “Attention ! J’ai un couteau !”, croyant que les malfrats étaient toujours présents.
Le con.
Ils n’avaient rien piqué en plus.
– Les merveilleuses prises de son du violon avec le SM57 acheté pour l’occasion.
Notre euphorie à l’écoute du résultat.
– La pollution maritime (pochette de l’album) et le temps de merde (“les anciens n’avaient jamais vu ça”…enfin, c’est ce qu’on se disait)
– Mon anniversaire fêté au restaurant l’Amandine (Saint-Tropez), notre communion au cours de cette nuit, l’impression d’appartenir à un groupe.
– Réaliser qu’ils nous manquaient deux titres pour finir l’album. Improviser et enregistrer la veille de notre départ. Vite fait, mal fait.
Et je voudrais que cela soit clair: ne croyez surtout pas que « Saint-Aygulf » soit un album comique ou parodique.
Un putain de délire pour se poiler.
Rien de tout ca.
C’est notre album le plus « dark » à ce jour.
Un chef-d’oeuvre !
FIN